

L’Abécédaire de Gilles Deleuze, huit heures d’entretien filmées par Claire Parnet, comporte plusieurs voix et interroge difficulté à dire «je» au sens égotiste d’une pensée d’un seul individu. Pour le philosophe, la pensée émane d’une construction de problèmes qui pousse celui qui pense à porter des voix multiples.
C’est aussi cela qui m’a amenée à choisir l’incarnation plurielle de corps bougés par l’acrobatie face aux mots de l’entretien. Comme si une acrobatie pouvait faire silence sur une parole salie par la prise de pouvoir du sujet et ainsi ne laisser s’exprimer que l’os de la pensée de Deleuze dans chaque mot. Rendre accessible la pensée par l’expérience immédiate et physique du corps. Deleuze se souciait de réinventer un style à la philosophie pour plus d’accessibilité. Je vois la possibilité de partager la philosophie par un autre médium.
Dans L’Abécédaire, Deleuze se tient chez lui assis dans un fauteuil, tournant le dos à un miroir dans lequel Claire Parnet apparait parfois, face à lui. C’est elle qui a choisi cette forme, parce qu’il fallait un dispositif, un jeu. Il a pris préalablement connaissance des termes associés aux lettres de l’alphabet (A comme Animal, B comme Boisson, C comme Culture…) Mais alors pourquoi choisir cette contrainte pour jouer ensemble ?
J’ai l’impression que sa pensée est en train de se faire devant moi, juste pour moi. Cette proximité, je veux la convoquer entre les spectateurs et les acteurs-acrobates. Donner la sensation que l’expérience unique est en train de se faire devant eux – d’où la notion de performance. Créer une autre manière de dire. Comment ce que l’on pense bouge nos corps et crée la forme acrobatique du trio.
J’ai toujours conçu le plateau comme l’endroit de questionnements et non celui de réponses. Mais avant toute chose, il s’agit de les fabriquer. Et fabriquer une question c’est fabriquer un problème, un processus de création, incorporer des éléments externes à notre pensée. La pensée peut alors suivre un autre schéma. Ainsi, l’acrobatie et le mouvement constituent une forme d’extrapolation.
La forme de l’abécédaire offre une formule ouverte et souple qui permet des agencements inédits. Elle est opératoire, en mouvement, fait émerger une parole vive, invente des néologismes.
C’est une boite à outils, et notre Abécédaire acrobatique sera un acte de création joyeux, une promenade à inventer avec les spectateurs. Nous serons en devenir, ensemble, en un temps donné.